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LES JCC FÊTENT LE DEMI-SIÈCLE

Par Frida Dahmani - Publié en octobre 2016
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Les Journées cinématographiques de Carthage, dont la 27e édition s’ouvre fi n octobre, ont su conserver bon an, mal an, leur identité. Tout en faisant face à la concurrence et à la critique.  
 
Ousmane Sembène, Youssef Chahine, Tawfik Saleh, Sarah Maldoror, Mohamed Hondo, Borhane Alaouié, Naceur Ktari, Merzak Allouache, Abdellatif Ben Ammar, Souleymane Cissé, Mohammad Malas, Nouri Bouzid, Michel Khleifi, Férid Boughedir, Moufida Tlatli, Bourlem Guerdjou, Imunga Ivanga, Mansour Sora Wade, Mohamed Asli, Hailé Gerima, Ahmad Abdallah, Moussa Touré, Hany Abu-Assad, Mohamed Mouftakir…
 
Point commun de tous ces réalisateurs ? Avoir remporté le Tanit d’or de l’une des 27 sessions du plus ancien festival panafricain de cinéma. Certains ayant disparu, le 7e art les réunit une dernière fois sur l’affiche du cinquantenaire des Journées cinématographiques de Carthage (JCC) qui se dérouleront à Tunis du 28 octobre au 5 novembre 2016. « Cinquante ans d’existence, c’est toute une mémoire qui s’illustre d’une foule de noms prestigieux », assure l’organisation du festival. Pourtant, parmi ces figures tutélaires du cinéma africain et arabe, celle de son fondateur – Tahar Cheriaa, un nationaliste de gauche aussi cinéphile que forte tête –, est absente. Étrange. Car les JCC doivent leur existence à la détermination de ce rebelle qui a révélé et inscrit le cinéma africain comme un acte pionnier dans le sillage des indépendances.
 
 Le glamour est aussi au rendez-vous comme, ici, l’animatrice et chroniqueuse tunisienne de télévision Mariem Sabbagh. Tahar Cheriaa, créateur en 1966 des JCC disparu en 2010, étrangement absent de l’affiche du festival cette année.  Celui qui considérait « le cinéma commercial comme un opium des peuples » a su créer un mouvement militant autour de la pellicule africaine avec, entre autres, le soutien de Ousmane Sembène, Ababacar Samb, Moustapha Alassane…
 
Face aux stratégies des grandes majors, l’axe Sud-Sud s’est mis en place avec le Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco) lancé en alternance avec les JCC. Le cinéaste Férid Boughedir, deux fois primé par les Journées et auquel cette édition rend hommage, est parmi les derniers témoins de la saga des débuts. « Il fallait un culot monstre pour faire exister un  cinéma africain à peine balbutiant mais l’approche de Tahar Cheriaa, longtemps patron des ciné-clubs en Tunisie, a permis d’ouvrir au débat et de former au fil des années un public de cinéphiles exigeants, assez unique au monde », s’enthousiasme le réalisateur dont le dernier film, Zizou, clôturera ce millésime 2016.
 
Au fil des éditions et selon les volontés politiques ponctuelles, cette synergie semble tombée en désuétude ; Ougadougou s’est replié sur un cinéma essentiellement subsaharien tandis que les JCC se sont ouvertes aux productions arabes et maghrébines. Une idée fausse selon Boughedir : « Le festival a gardé,   malgré les sollicitations, son noyau dur, son concept de base, celui de la compétition arabe et africaine et de la fréquentation du grand public. Mais un déséquilibre de programmation et un public conditionné par le cinéma égyptien semblent grignoter la part dévolue au cinéma africain.
 
Cela induit des idées fausses, celle que le Fespaco est une opportunité pour les Africains et les JCC pour les Arabes ; pourtant c’est bien à Carthage que La Pirogue, du Sénégalais Moussa Touré, a reçu le Tanit d’or en 2012 et qu’on a pu découvrir C’est eux les chiens du Marocain Hicham Lasri. » Les JCC, devenues annuelles depuis 2015, ont su garder leur identité  malgré les tentatives de récupération par des services culturels occidentaux et le désir de briller autant que les festivals internationaux du film de Marrakech et Dubaï, devenus des références avec une approche plus glamour et commerciale. Même si, dépassées par des rencontres cinématographiques ayant plus de moyens et un esprit totalement différent, elles ont un temps voulu rompre avec la tradition, se parer de paillettes et dérouler un tapis rouge.
 
Pour 2016, Ibrahim Letaief, cinéaste et directeur des JCC, reste sur une approche classique et défend une continuité dans la programmation, centrée plutôt sur le cinéma arabe et maghrébin, et l’organisation de colloques célébrant les 26 sessions précédentes. Mais le regard des professionnels est souvent critique. « Les JCC ont sensiblement amélioré leur niveau d’organisation, mais elles semblent avoir été domestiquées et mises au pas par le système mondialisé qui a tordu le cou aux cinémas nationaux en Afrique et dans le monde arabe, assène le documentariste Hichem Ben Ammar.
 
En l’absence de marchés nationaux devenus exsangues, la seule et unique voie imposée aux cinéastes arabo-africains reste le partenariat avec l’Europe, ce qui perpétue la dépendance audiovisuelle et les JCC, en abandonnant leur spécificité, initialement affirmée comme une position anticolonialiste, s’inscrivent désormais dans un réseau de festivals célébrant la couleur locale araboafricaine et les lieux communs attendus par le public international. » Pour certains, les JCC sont un engagement et auraient pu constituer une poche de résistance.  
 
Pour d’autres comme Hichem Ben Khamsa, directeur d’une agence en événementiel et passionné de cinéma, « l’évolution des JCC n’aura lieu que lorsque la Tunisie aura sa propre industrie cinématographique. En 1966, avec cette thématique du cinéma arabe et africain, une réelle et singulière dynamique a été créée face à la production égyptienne ; elle s’est essoufflée faute d’avoir changé de mécanisme. Les JCC auraient pu être une opportunité pour attirer en Tunisie le tournage de films étrangers ou présenter une plateforme de coproduction comme à Dubaï. Pour pérenniser le cinéma, il faut une transmission et une industrie ».
 
Brahim Letaief reconnaît que les tentatives pour créer un marché du film ont été vaines mais compte lui dédier un espace au Palais des congrès de Tunis, qui fera pour la première fois office de Palais du festival. Mais l’essentiel des JCC est ailleurs ; c’est 100 000 festivaliers qui mettent Tunis au tempo du cinéma, patientent pour voir des films, commentent et débattent dans les cafés. En 2015, après l’attentat de l’avenue Mohamed V, à quelques pas de l’avenue Bourguiba où se déroulent la plupart des projections, ils n’ont pas déserté les salles, au contraire.
 
Ce public jeune et assidu qui, sous des dehors festifs, a intégré l’essence d’un certain cinéma en exprimant sa résistance à l’obscurantisme. Par ce combat qui occulte sans doute le projet initial de partenariat Sud-Sud pour défendre la souveraineté cinématographique arabo-africaine, les JCC ont accompli une grande part de la mission d’éveil et d’engagement voulue par son fondateur.