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Révolutions

En Tunisie, l’optimisme malgré tout

Par Frida Dahmani - Publié en février 2021
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Témoins de premier plan, ils et elles sont économistes, politiciens, membres de la société civile ou observateurs extérieurs, et analysent pour Afrique Magazine les embûches qu’a dû affronter le pays durant cette décennie historique, qui a vu fleurir un début de démocratie.

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Aziz Krichen
Sociologue, homme politique et ancien conseiller du président tunisien Moncef Marzouki

 

 

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Que reste-t-il de 2011 ? 
C
ette année marque le début d’un moment historique pour toute la région et d’un changement radical qui concerne le monde. Le processus de décomposition et de recomposition initié alors se poursuit sans interruption avec la dégénérescence de l’ancien système. En Tunisie, elle est notable au niveau économique, et l’on assiste à la disqualification de l’ensemble de la classe politique de l’ancien régime, aussi bien au pouvoir que dans l’opposition. Cet ancien système s’écroule rapidement, mais l’ébauche du nouveau est plus lente et n’est pas encore identifiable. Sur la région, un tsunami est en cours avec l’affaissement de la puissance américaine et une affirmation du rôle de la Russie, de la Chine et de l’Iran. La déstabilisation de l’ancien système voit émerger des foyers de puissance internationaux, mais aussi régionaux avec les axes Téhéran-Damas, Arabie saoudite-Émirats arabes unis et Turquie-Qatar. La perte d’hégémonie américaine semble une aubaine pour l’affirmation de puissances régionales, lesquelles, par leur rivalité, contribuent aussi à l’effondrement de la mainmise occidentale. Cet entre-deux, qui est propre à une transition, provoque un désarroi général et une forme d’hystérie collective. On en est là. 

 

À quoi imputer les échecs ? 
« Les révolutions avancent à travers leurs échecs », disait Marx à propos de la révolution française de 1848. Prenons le cas des Frères musulmans : quand les dictatures ont été renversées en Tunisie et en Égypte, tout le monde a pensé que les islamistes étaient la relève, avec tout l’argumentaire que l’on connaît. Ce qui se passe actuellement est une bonne nouvelle pour la révolution : il y a dix ans, ils apparaissaient comme une force de renouveau ; aujourd’hui, il est clair pour tous qu’ils sont conservateurs, réactionnaires, mais également antinationaux, puisque leurs intérêts ne sont pas liés à ceux des peuples mais à d’autres puissances, dont la Turquie. En Tunisie, leur électorat a été divisé par quatre depuis 2012. La révolution, qui se poursuit, démantèle les anciennes idéologies, mais discrédite aussi ce qui était perçu comme une relève. L’islamisme est une force qui appartient au passé. Depuis 2011, les projets politiques se succèdent mais sont illusoires : l’islamisme, puis l’islamisme avec l’ancien régime, puis le populisme… aucun n’a survécu à l’exercice du pouvoir. À cette aune, les échecs, en éliminant les fausses solutions, sont une victoire. Cette décantation assez longue permet aujourd’hui à des jeunes de s’activer sur des projets, partout sur le territoire ; ils sont la réponse à l’échec, non pas de la révolution ou de la transition, mais de l’ancien système. 

Une révolution a-t-elle bien eu lieu ? 
Même s’il y a des inquiétudes, quand on est dans une perspective globale, on a un sentiment d’optimisme absolu, alors que le contraire prévaut chez la plupart des individus. Au début, cinq pays étaient concernés, puis le phénomène a fait tache d’huile ; dix ans plus tard, le Liban, le Soudan, l’Irak et l’Algérie sont dans le même cas de figure. Si la révolution peut être momentanément étouffée dans un pays, d’une manière ou d’une autre, elle redémarre ailleurs et ça ne s’arrête pas. Arrivée au bout de sa course, cette mécanique qui s’est mise en marche aura transformé l’ensemble de la physionomie de cette partie du monde. Si les Tunisiens ne se prennent pas en main, et s’ils ne participent pas à la construction du monde nouveau qui est en train de naître, celui-ci se fera sans eux, voire contre eux. Aux élites de se débarrasser des arguments identitaires étroits, presque corporatistes, et de comprendre rapidement qu’il s’agit d’une construction collective. Nous sommes tous concernés par ce changement ; nous sortons du Moyen Âge, dont nous portons les séquelles culturelles, idéologiques, mentales et morales. Il faudra que tout cela change pour accéder au monde moderne.

 

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​​​​​​​Khadija MohsenFinan 
Enseignante-chercheuse, politologue et spécialiste du Maghreb et des questions méditerranéennes

 

 

Que reste-t-il de 2011 ? 
Les exigences des gens et leur attitude face à la politique ne sont plus les mêmes ; ils ne la subissent plus et ne délèguent plus la chose publique à la classe dirigeante. À cela s’ajoute la liberté d’expression. Cela peut paraître galvaudé de le dire, mais il suffit de comparer avec les autres pays, qui ont connu, ou pas, le soulèvement dans la région. D’autres aspects ne sont pas négligeables, même si l’on a du mal à traduire en actions le contenu extrêmement moderne de la constitution de 2014, qui met notamment le droit au-dessus de la religion et de la tradition, reconnaît la liberté de conscience, fait de la femme l’égale de l’homme. Son adoption – avec tout ce volet de modernité – acte que sous pression d’une opposition et de la société civile, Ennahdha a opéré des reculs sur ses positions et peut devenir un parti civil. La démarche peut sembler une évidence, mais n’oublions pas que les islamistes avaient proposé que la femme soit complémentaire de l’homme. Les avancées sociétales sont bien là. Une Tunisienne musulmane peut désormais épouser un non-musulman, et le débat sur l’égalité dans l’héritage se poursuit. Globalement, une démocratie balbutiante est en train de s’installer, et la transition est sur les rails. Mais sans réforme de l’État et de l’économie, il n’y aura pas de véritable transition.

À quoi imputer les échecs ? 
Il ne s’agit pas d’apprécier en matière de succès ou d’échec une expérience qui reste singulière et marque une rupture dans l’histoire contemporaine des pays du monde arabe. En 2011, on pensait que tout allait changer, aussi bien les hommes que les institutions, les structures et la façon d’animer la vie politique. Cette attente démesurée est une erreur inhérente à chaque révolution. Le personnel politique était sans expérience ni vision ; bien sûr, cela est à mettre sur le compte d’années d’autoritarisme qui empêchaient toute participation qui n’avait pas été approuvée. Le système politique choisi en 2014 n’est ni parlementaire ni présidentiel ; il conduit à la paralysie en cumulant les travers de l’un et de l’autre, et entraîne des difficultés de prise de décision, même s’il y a le souci de représenter le peuple et d’éviter l’hégémonie d’un parti ou d’un homme. Par atavisme, on se tourne vers le chef de l’État, qui possède moins de prérogatives, mais tente d’influer sur la marche de l’exécutif. L’harmonie est à trouver entre les différents acteurs, qui doivent chacun tenir leur rôle. Nous avons un parlement dont le président pense qu’il doit faire des choix, des députés qui pensent avoir été élus pour agir et participer à la vie politique, un chef du gouvernement sur lequel repose l’essentiel du pouvoir, et un chef de l’État qui a peu de prérogatives, mais suffisamment pour bloquer le jeu politique. Tous doivent travailler ensemble et s’entendre. Cette volonté de vouloir « présidentialiser » ce régime montre qu’il est inadapté et peu efficace pour surmonter la crise actuelle, surtout avec des problèmes de leadership. Les manquements sont nombreux en matière de justice transitionnelle, d’inégalités, de cour constitutionnelle, mais l’avantage est que ces points sont identifiés par les citoyens, qui exigent une reddition des comptes. Ces difficultés au quotidien ne profitent qu’aux nostalgiques, ceux qui pensent que « c’était mieux avant », mais qui ne proposent ni solution ni stratégie.

Une révolution a-t-elle bien eu lieu ? 
Oui. Le fait que certains le nient avec tant d’acharnement signifie qu’il s’est passé quelque chose. Ceux qui nient l’existence d’une révolution pensaient qu’elle allait produire, comme par magie, un homme, des institutions et un régime nouveaux, avec un changement immédiat. Or, ce n’est pas du tout la vocation d’une révolution. Sur fond de rejet d’un système, celle-ci retourne les choses, interpelle sur des questions de fond. Dans les faits, le vocabulaire et le comportement, c’était bien une révolution ; la période Ben Ali était désignée par les termes « ancien régime ». Sans compter la rupture symbolique et institutionnelle qui s’est imposée comme une exigence populaire. Les partis, vainqueurs au scrutin de 2012, ont d’ailleurs fait campagne sur ce thème de la rupture. Préoccupés au quotidien par des problèmes surtout économiques, auxquels s’ajoutent les soucis générés par la pandémie de Covid-19, les Tunisiens doutent parfois, en oubliant tout ce qu’ils ont réussi à accomplir en une décennie. 

 

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Bayrem Kilani 
Chanteur engagé connu sous le nom de Bendir Man, producteur de musique et spécialiste en communication

 

 

Que reste-t-il de 2011 ? 
Les fondations sont apparentes, celles de l’édification d’institutions démocratiques, de la décentralisation et d’instances qui vont renforcer la seconde République. Ce nouveau système est long à mettre en place, ce qui rend la transition assez délicate mais toujours légitime, surtout quand l’incompétence et la mauvaise volonté entrent en jeu. Dire que « tout cela n’a servi à rien » est absurde. Avant 2011, nous n’étions qu’une simple opposition à Ben Ali, aujourd’hui, nous avons la liberté de pouvoir nous engager pour changer les choses. D’ailleurs, les signes de changement sont là : la corruption comme d’autres scandales sont dénoncés, une nouvelle scène culturelle émerge. La démocratie est en cours de construction.

À quoi imputer les échecs ? 
Dans la pratique, les révolutions ont en effet d’abord produit des échecs. C’est d’ailleurs une étape logique et évidente. L’opposition que nous formions était plutôt fracturée et ne connaissait pas les rouages de l’État. Inexpérimentée, elle a entamé sa pratique du pouvoir en faisant son apprentissage à la faveur de la révolution et de la chute de l’ancien régime. Il ne pouvait pas ne pas y avoir de casse. Une partie de cette opposition était populiste, opportuniste, ultranationaliste, et sans réelle conscience politique pour les plus jeunes. Il faut avoir la lucidité et la présence d’esprit de voir les choses sous un angle plus rationnel et se convaincre que l’engagement n’est pas ponctuel mais qu’il s’inscrit dans la durée. Le populisme n’est pas exclusif à la Tunisie, mais tend à être institutionnalisé et nous impacte par le biais du président, du parlement et des médias.

Une révolution a-t-elle bien eu lieu ? 
Le débat sur la désignation des événements de 2011 sera éternel. On s’interroge encore sur la nature de la Commune de Paris : était-elle ou pas une révolution ? Celui-ci est indispensable, mais nous devons réajuster le tir et élaguer l’inutile. Il ne faut pas non plus nier le passé ; il y a aussi eu du positif sous les régimes de Ben Ali, de Bourguiba et même des beys. La Tunisie a entamé le chantier de ses institutions, mais le plus grand est le changement du pays, avec la réforme du système foncier, la répartition des richesses, le développement régional, l’écologie, une culture alternative, une nouvelle classe d’entrepreneurs, une économie émergente et la fin du système de rente. Ces réformes fondamentales, qui ne peuvent qu’être politiques et le fait d’une majorité, doivent être la priorité de la nouvelle vague qui sera au pouvoir, quel que soit son positionnement politique.

 

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LOUISELEBLANC.CA

Francesco Cavatorta 
Professeur de science politique et directeur du Centre interdisciplinaire de recherche sur l’Afrique et le Moyen-Orient de l’Université Laval (Québec)

 

 

Que reste-t-il de 2011 ? 
Les bouleversements que l’on a vécus depuis 2011 sont la marque d’un passage de relais avec une contestation soutenue des jeunes issus des pays arabes. Cette dynamique se distingue des autres révolutions dans la mesure où ces jeunes développent leur vision avec une approche en réseaux, alors que les anciens leaders pensaient sur le mode de l’organisation pyramidale, avec un chef, un parti, un syndicat, une organisation, une idéologie. Dès lors, au moins en Tunisie, une transition – qui dispose comme garde-fous d’une constitution, d’institutions et d’une société civile alerte – est bel et bien en cours. Elle permet aux Tunisiens d’exercer pleinement leur citoyenneté et satisfait ainsi l’une des demandes de la révolution. Les jeunes, qui sont descendus en masse dans les rues et ont bravé la mort, croient qu’il y a un autre avenir. Il ne s’agit pas d’un ras-le-bol ou d’un caprice, mais d’une vague bien plus profonde et plus définitive. 

À quoi imputer les échecs ? 
Il ne faut pas évaluer le succès tunisien uniquement à travers la perspective institutionnelle. La politique de coalition et de consensus de ces dernières années, l’éclatement de formations politiques importantes et la transhumance incessante des élus d’un parti à l’autre contribuent à faire douter les citoyens de la démocratie. Ce n’est pas spécifique au pays, et le phénomène existe aussi dans des démocraties bien établies. Cependant, l’aggravation des conditions économiques et le fait que le soulèvement n’a pas introduit de meilleures conditions de vie contribuent de manière décisive à accroître la distance entre les institutions et les citoyens. Ce ne sont pas les fondements de la démocratie qui les interpellent, mais l’incapacité de s’attaquer aux problèmes socio-économiques qui persistent. Malgré ses lacunes, il serait injuste de ne blâmer que la classe politique. Tous les pays qui ont vécu des soulèvements en 2011 ont vu leur économie s’effondrer. Les acteurs internationaux ont fait très peu pour soutenir la Tunisie, et seul le secteur de la sécurité attire les intérêts des puissances étrangères. La transition démocratique a été un succès institutionnel, faudra-t-il une autre génération pour en cueillir les fruits socio-économiques ? 

Une révolution a-t-elle bien eu lieu ? 
Elle a eu lieu et est encore en cours. Ce n’est pas perceptible pour les Tunisiens, qui estiment que le pays patauge et ne va pas de l’avant, pourtant, les avancées sont là. Verser dans un pessimisme exagéré peut faire regretter l’ancien régime, couper tous les élans et vouloir sa restauration. La prolifération de partis politiques n’est pas inquiétante ; au contraire, elle est une libération de la parole. Un déni, par des forces politiques, de pluralisme et d’alternance serait bien plus grave. Le succès de la Tunisie tient aussi au fait que les clivages, ethniques ou religieux, sont difficiles à exploiter quand ils existent. Son soulèvement, qui est le plus accompli, a eu la particularité de s’inscrire dans un process de démocratie, avec toutes les caractéristiques que l’on connaît : élections libres, représentativité, libertés individuelles. Mais il a également intégré à cette démarche l’idée que le système devait apporter des résultats socio-économiques. Effectivement, sans égalité économique, certaines voix seront toujours plus prépondérantes que d’autres. Cette composante fait que la démocratie perçue par l’Occident n’est ni tout à fait la même, ni tout à fait autre que celle revendiquée en 2011. Cette donne égalitaire fait toute la singularité et représente un plus pour la transition tunisienne.

 

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FETHI BELAID/AFP IMAGE FORUM

Kamel Jendoubi
Ex-ministre chargé des Relations avec les institutions constitutionnelles et la société civile et ex-président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE)

 

 

 

Que reste-t-il de 2011 ? 
Pour certains, cette décennie a engendré un sentiment de malaise ou d’échec, comme s’il était de bon ton d’afficher une sorte de désenchantement. Ils considèrent que la chute de la tête du système en 2011 a révélé des aspects insoutenables de la société tunisienne, comme la corruption ou différentes formes de violence. Ils omettent la commémoration de la révolution et ce qu’elle représente en matière de mise en commun de toutes les forces – y compris celles habituées à se tenir en retrait et dans le silence – pour une conquête de liberté. Le soulèvement populaire, avec ce qu’il comptait de spontanéité, de candeur, de volonté d’en découdre, a sonné le glas d’une dictature qui semblait invulnérable. Ce moment majeur a été l’étincelle qui a illuminé, même brièvement, une amorce de révolution qui, sur dix ans, a contaminé d’une manière ou d’une autre les pays arabes. Les mouvements protestataires au Liban, ou le Hirak en Algérie s’inscrivent dans la continuité directe de 2011 et de cette communion populaire. À la faveur de la chute de la dictature, les Tunisiens ont eu tout loisir de faire l’apprentissage de leur citoyenneté, de l’exercer et d’accompagner, en dépit de tous les désordres et pressions, l’avènement d’une seconde République. 

À quoi imputer les échecs ? 
Ils sont surtout d’ordre politique, bien que certains évoquent aujourd’hui la donne économique, ou du moins l’absence de réformes. En fait, il ne s’agit pas d’échecs à proprement parler mais d’impasses nées de la confrontation entre différentes visions politiques. D’abord, le rejet de la greffe de l’islam politique, qui a montré son incapacité à s’affirmer sans le soutien d’autres formations qu’il entraîne dans sa déconfiture. Au fil du temps, les islamistes ont abattu leurs cartes et démontré leur propension à noyauter les rouages de l’État ou à influer sur la société afin de se maintenir au pouvoir à tout prix. Les mutations d’Ennahdha ainsi que l’émergence dans son sillage de formations satellites et rétrogrades sont une menace pour la jeune démocratie tunisienne. Autant que les mouvements nostalgiques, qui affirment que « c’était mieux avant » et qui appellent de plus en plus à une restauration – malgré le revers déjà subi par cette tendance représentée, en 2014, par Béji Caïd Essebsi avec le parti Nidaa Tounes. Ce contexte instable a également participé à étouffer les voix des progressistes, qui peinent désespérément à s’unir, bien que les valeurs de liberté, de justice, d’égalité et de dignité, qui sont les leurs, figurent parmi les premières revendications des manifestations populaires. Pour preuve, les mouvements qui secouent actuellement le pays. 

Une révolution a-t-elle bien eu lieu ? 
On peut parler, plus précisément, d’un processus révolutionnaire, dont l’acquis essentiel est la liberté. Aussi bien celle de pouvoir voter librement et d’avoir le choix de ses dirigeants que celle de s’exprimer, de s’associer et de s’organiser. Cela étant, même si un rétropédalage paraît peu probable, ces libertés demeurent fragiles. 2011 a amorcé la refonte d’un système, mais celle-ci n’est pas totalement aboutie et a également le mérite d’interpeller sur des sujets comme les limites et les évolutions de la démocratie représentative. Tous ces changements ont été adoptés et vécus sans que le pays ne sombre dans la violence. Manquent néanmoins certains rouages essentiels pour conforter le processus. Malgré une crise économique sans précédent, ces mutations n’ont pas conduit à l’effondrement de l’État, comme le prédisaient les oiseaux de mauvais augure. Une situation qui n’étonne pas si l’on tient compte de l’enracinement de la tradition réformiste et du syndicalisme en Tunisie. C’est un État qui ploie mais ne rompt pas. Il y a eu des avancées aussi, malgré les pressions politiques. Notre pays est l’« unique rescapé des printemps arabes » et donne aux Tunisiens des raisons d’être fiers, ainsi que des arguments pour espérer un mieux-être et une forme de vivre-ensemble apaisée.

 

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Hakim El Karoui 
Essayiste, consultant pour l’Institut Montaigne et fondateur du cabinet de conseil en stratégie Volentia

 

 

 

​​​​​​​Que reste-t-il de 2011 ? 
Quelles que soient les critiques formulées, à bon ou mauvais escient, il reste la démocratie. Et ce n’est pas négligeable. Malgré les maladresses, les approximations, les lacunes, le système institutionnel fonctionne et l’a démontré dans des moments clés. Évidemment, le traitement de certains résultats ou étapes provoque un sentiment de frustration, mais les partis et le champ politique se sont structurés. Ces différents éléments comptent et contribuent à redresser la barre quand nécessaire.

À quoi imputer les échecs ? 
Les erreurs ont été de différents ordres, mais celle qui a donné le ton est celle que je qualifierai d’erreur institutionnelle initiale. L’alliance entre la gauche et les islamistes, à force de vouloir opérer une rupture avec le passé, a permis la mise en place d’institutions où, finalement, personne n’a le pouvoir, comme si le but était de créer des institutions pour empêcher les décisions. La décennie s’est caractérisée par cette absence flagrante de décision, qui a rendu inefficace tout un système. Dans le même ordre, la loi électorale ne dégage ni minorité ni majorité et ne favorise pas l’alternance inhérente à la démocratie. Cette compréhension tronquée de la démocratie reste obnubilée par le fait de faire entendre toutes les voix. Si bien qu’en lieu et place d’espace de débat, et faute de connaissance du diagnostic tunisien, c’est l’invective qui s’installe loin des questions de fond et des enjeux. L’espace politique n’existe pas, ou du moins n’est pas structuré, et surtout ne prend pas de risques. La révolution a été politique, et non économique. Aucun nouveau modèle n’a été mis en place, et l’on se contente de soutenir la consommation par un déficit qui s’aggrave et s’accompagne d’une baisse du niveau de vie. 

Une révolution a-t-elle bien eu lieu ? 
Oui, et le modèle tend plutôt à vouloir acheter une paix sociale. Mais on peut s’interroger : est-ce que l’on a fait une révolution dans l’intérêt général, alors que s’exprime un extraordinaire individualisme ? N’y a-t-il pas une incapacité à penser le bien commun ? L’émergence actuelle d’une activité associative soutenue chez les jeunes peut néanmoins démentir cette question et inverser la tendance, en aboutissant à une approche ou à une déclinaison de la concertation et de l’action collective.

 

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CHARLES PLATIAU/REUTERS

Wided Bouchamaoui 
Co-récipiendaire du prix Nobel de la Paix 2015 et ex-présidente de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica)

 

 

 

​​​​​​​Que reste-t-il de 2011 ? 
Beaucoup ont tendance à vouloir jeter « le bébé avec l’eau du bain ». Ils auraient tort, car les acquis sont, je dirais, presque inaliénables, irréversibles. La démocratie et les libertés d’expression et de la presse qui se sont imposées sont un butin inestimable, d’autant qu’elles sont fondées sur l’émergence et l’engagement de la société civile. Néanmoins, les revendications de 2011, celles que le peuple a défendues, sont restées en suspens sans avoir été satisfaites. Pourtant, ces demandes de travail et de dignité étaient on ne peut plus légitimes, mais personne n’a su y apporter de réponses adéquates. Nous sommes ainsi restés dans un entre-deux, où le pays était écartelé entre une sorte de paralysie et la nécessité de revoir son système. 

À quoi imputer les échecs ? 
Clairement, et cela a souvent été souligné, le processus a pâti de l’absence de débat entre les différents partenaires pour élaborer et partager une vision économique. Cela ne peut se faire dans un contexte de déséquilibre et de précarité, auquel contribue l’absence de volonté et de maturité politique. La situation d’instabilité qui perdure d’une année sur l’autre, d’une législature à l’autre, porte les tensions à leur paroxysme, sans apporter de réponses concrètes aux demandes des Tunisiens. 

Une révolution a-t-elle bien eu lieu ? 
Si elle n’avait pas eu lieu, nous ne pourrions pas nous exprimer ainsi ! Je peux me permettre de livrer mes doutes et mes ambitions pour la Tunisie, d’apporter des suggestions, de partager des avis et d’en débattre sans que personne n’y trouve à redire. C’est la pierre angulaire à partir de laquelle nous pouvons reconstruire l’économie de notre pays. Il s’agit de travailler ensemble au bien commun et de s’ouvrir sur notre environnement. Notre futur passe par notre implication et notre contribution à l’échelle régionale. Il serait temps de prendre en compte le Maghreb dans nos projets et notre développement. Nous avons certes perdu du temps, mais je reste optimiste, le bon sens va finir par s’imposer et définir le parcours à emprunter. Nous avons commis des erreurs d’évaluation ; la révolution se déroule sur un cycle long, alors que nous sommes dans des temps où tout s’accélère. Pendant dix ans, nous avons tâtonné ; l’heure est désormais à la maturité. Il est temps d’oser et de s’affranchir des petits calculs politiciens, pour que la Tunisie puisse déployer son envergure à la lumière de sa démocratie.

 

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Hakim Ben Hammouda 
Économiste et ancien ministre des Finances

 

 

 

​​​​​​​Que reste-t-il de 2011 ? 
On ne peut se défaire du souvenir de ce moment exceptionnel. Chaque Tunisien vous rapporte avec un nombre incroyable de détails ce qu’il a vécu en 2011 et contribue par son récit à inscrire cette année dans l’histoire. Ce n’est pas tant la chute de Ben Ali ou le déroulé des événements qui comptent, mais bien plus la découverte qu’ont fait les Tunisiens d’eux-mêmes. À ce moment-là, fraternité et solidarité non seulement faisaient sens, mais galvanisaient les foules. Cet élan populaire, au sens noble du terme, est de la même veine que l’enthousiasme provoqué par l’indépendance. L’espoir a alimenté une dynamique extraordinaire qui rendait tout possible. L’entrée en jeu de la politique a mis fin à cette parenthèse enchantée. 

À quoi imputer les échecs ? 
Il y a eu des échecs, oui, mais n’oublions pas qu’il s’agit d’une grande transition et d’une grande transformation des structures économiques, des lois. Pour ne citer que la Tunisie, nous pourrions nous souvenir de deux temps forts de l’histoire du pays, qui ont été des transitions longues : l’indépendance de 1957 a été une refonte profonde qui a duré plus de cinq ans ; et la crise de 1968-1969 a marqué une grande rupture historique, dont nous sommes sortis en 1972. Nous avons la mémoire courte, les moments de rupture comme celui que nous vivons sont des moments longs, qui demandent des changements profonds, des transformations lourdes en matière d’institutions et de modèles politique, social et économique. La place de la banque centrale est un exemple qui relève de ce processus : en 1957, il fallait la créer, en 1968, elle a été mise en lien avec le gouvernement, et aujourd’hui, elle bénéficie d’un nouveau statut. Il est donc normal que l’on assiste à des tâtonnements et des erreurs, mais l’acquis est là. Bien évidemment, cela ne justifie pas tout. On constate une absence de projet politique et une incapacité à développer une vision sur le long terme, notamment en matière de contrat social. Ce sont là les difficultés de cette transition. 

Une révolution a-t-elle bien eu lieu ? 
Oui, sans aucun doute, il y a eu une rupture profonde dans le modèle économique, politique et social. On a mis fin à l’ordre politique autoritaire, on combat l’interpénétration entre le pouvoir et les affaires. Le système d’avant a été brisé, et l’on assiste à une vraie grande transformation, ouvrant une page nouvelle dans l’espace politique arabe. Désormais, à l’ombre des pouvoirs politiques et des palais, les principes de démocratie, de liberté et de pluralisme sont inaliénables. De ce point de vue, cette rupture est un temps fort pour la Tunisie, mais aussi pour l’univers politique arabe.