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L’AFRIQUE DÉCOUVRE SON TALENT !

Par Olivia Marsaud - Publié en août 2015
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Des ventes aux enchères qui se multiplient, des œuvres exposées, critiquées, achetées, une génération d’artistes qui travaille en ne comptant que sur ses propres forces, épaulée par des commissaires novateurs qui portent leur voix à l’international, des collectionneurs audacieux… L’art contemporain d’Afrique suscite intérêt et engouement. Pour preuve, la 56e Biennale de Venise, qui fermera ses portes le 22 novembre prochain. Sur 136 artistes invités, 35 sont africains ou d’origine africaine et ont été sélectionnés par Okwui Enwezor, commissaire né au Nigeria en 1963 (voir interview). Dans ses choix, on retrouve le cinéaste anglais d’origine ghanéenne John Akomfrah, les jeunes dessinateurs tunisien et algérien Nidhal Chamekh et Massinissa Selmani, étoiles montantes de ce médium revenu en force depuis quelques années, les Camerounais Barthélémy Toguo et Pascale Marthine Tayou, le Congolais Sammy Baloji, Samson Kambalu (né au Malawi, vivant à Londres), qui montre plusieurs pièces disséminées entre les deux lieux, la grande peintre sud-africaine Marlene Dumas (née en 1953 en Afrique du Sud, qui travaille à Amsterdam), les installations iconoclastes d’Adel Abdessemed (Algérie/France) ou encore celle, monumentale, du jeune Ghanéen Ibrahim Mahama, Out of Bounds, qui habille les longs murs extérieurs de la Corderie, à l’Arsenale. Cerise sur la gondole, c’est le Ghanéen El Anatsui, 71 ans, exposé dès 1990 à Venise, comptant parmi les artistes africains les plus cotés, qui a reçu le Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière (attribué par le jury avant chaque Biennale), tandis que Massinissa Selmani décrochait une mention spéciale le jour de l’ouverture au public.

« Ce que nous voyons à Venise cette année, c’est un juste rééquilibrage », explique Marie-Ann Yemsi, consultante culturelle et commissaire d’une exposition d’art contemporain très remarquée ce printemps à Bruxelles, « Odyssées africaines ». « La présence africaine à Venise n’est pas nouvelle, elle est aujourd’hui plus visible. La force d’Okwui Enwezor, c’est qu’il ne s’est appuyé que sur des poids lourds, il a mis en avant des jeunes qui émergent. Ce qui compte, pour les artistes, c’est qu’on les regarde. Or, à l’étranger, on ne regarde pas les créateurs africains. Il y a une méconnaissance de ces pays et donc des scènes qui s’y développent. Il y a un travail d’éclairage à faire, que j’ai réalisé lors de mon exposition au Brass, avec des plasticiens encore peu montrés en Europe. J’ai fait beaucoup de visites, notamment avec des collectionneurs, ravis de faire des découvertes. » Pour autant, le marché de l’art semble s’intéresser de plus en plus à celui venu du continent. Pour preuve, les ventes aux enchères importantes qui ont lieu ces dernières années. « Bonhams a tenu la première vente d’art moderne et contemporain africain à Londres, “Africa Now”, en avril 2009, et prévoit cette année d’en avoir deux : une pour le contemporain et une pour le moderne. En 2010, Phillips a récolté 1 401 038 de dollars ! Quant à la maison française Piasa, sa vente “African Stories”, en octobre de 2014 a remporté un beau succès », note Bomi Odufunade, à la tête de Dash & Rallo Art Advisory, société de conseil spécialisée dans l’art contemporain issu d’Afrique et de ses diasporas. « Le marché est devenu bien plus global ces dernières années, ce qui bénéficie à des artistes venant de toutes les régions du monde, pas seulement du continent, analyse-t-il. Les foires fleurissent, avec une portée régionale et mondiale, comme Art Dubaï (avec une édition 2015 où 8 % des galeristes venaient du sud du Sahara). En 2016, “Armory Show”, à New York, une des foires leaders en la matière, a prévu un focus sur l’Afrique pour la première fois. Et les maisons de vente comme Bonhams, Phillips ou Piasa s’y mettent. Je pourrais vous dire que cet engouement vient du fait que ces talents sont tous merveilleux. De façon plus réaliste, je pense que cela vient de l’attirance pour des économies en croissance en Afrique, comme celles de la Chine, du Brésil et de l’Inde, qui ont créé un déplacement du pouvoir économique. »

Certains créateurs sont aujourd’hui cotés à l’international, comme les Sud-Africains Marlene Dumas, Kendell Geers ou William Kentridge, l’Anglo-Nigérian Yinka Shonibare et bien sûr, El Anatsui ou encore la peintre d’origine éthiopienne Julie Mehretu, certaines œuvres de ces deux derniers dépassant le million de dollars. « Si cette nouvelle mode se poursuit, on va assister à un phénomène de surenchère mais aussi  de rattrapage de la côte d’artistes longtemps sous-évalués », note Marie-Ann Yemsi. « Il s’agit d’inscrire cette histoire de l’art contemporain issu d’Afrique dans l’histoire de l’art tout court. De nombreux pionniers sont aujourd’hui “redécouverts”, comme Gérard Sekoto (Afrique du Sud, 1913-1993). Pour les artistes émergents, tout le monde va avoir intérêt à calmer la donne. On a connu la mode des Chinois, des Indiens, on sait qu’il est préférable de maintenir des progressions de prix raisonnables. »

Et si les Kentridge et Mehretu sont encore les baobabs qui cachent la forêt, ils participent à une meilleure réception des œuvres à l’international. « Avec Internet et les réseaux sociaux, les artistes vivant en Afrique ont une nouvelle ouverture au monde. J’ai exposé des personnes issues de 17 pays sans forcément y aller. Il y a une évolution de leur visibilité et c’est un double mouvement : celui qui vient de l’extérieur mais aussi un autre qui vient du continent lui-même, avec une prise de conscience de soi, une volonté d’inscription dans l’histoire. Le débat centre et périphérie, c’est fini », résume Marie-Ann Yemsi.

En effet, l’Afrique se dote peu à peu de structures qui pourraient permettre à un vrai développement local et continental de se créer. Avec, tout d’abord, l’existence de maisons de vente aux enchères sur le continent. Il en existe plusieurs au Nigeria et en Afrique du Sud et, depuis 2013, à Nairobi, avec la Circle Art Agency. Elles jouent un rôle clé car elles permettent de mettre en place des échanges secondaires qui aident à évaluer la valeur du travail des artistes.

« Créer un marché intérieur est vital pour éviter l’effet de mode », comme le répète à l’envi Mark Coetzee, directeur exécutif et commissaire en chef du Zeitz Museum of Contemporary Art Africa (Zeitz MOCAA), au Cap. « Un investissement sérieux dans l’art contemporain de la part de musées africains assurerait que leurs travaux soient vus et étudiés à l’avenir, même si la demande s’en détourne. » Le talon d’Achille de l’Afrique, c’est le manque d’infrastructures : peu d’institutions muséales publiques, souvent poussiéreuses et héritées de l’époque coloniale, qui n’ont pas les moyens d’acquérir les œuvres et sont peu équipées pour les conserver dans de bonnes conditions. De plus, il ne suffit pas de construire de nouveaux bâtiments, il faut une vraie politique d’acquisition : le flambant neuf musée Mohammed VI d’Art moderne et contemporain, à Rabat, qui cherche encore sa voie (il ne possède pas de collection et expose en ce moment « Le Maroc médiéval »…), montre combien la réflexion en amont est importante. Le projet de l’homme d’affaires Sindika Dokolo, plus grand collectionneur du continent (voir interview), de construire un musée à Luanda, avec l’aide de l’État, serait une première. Pour le moment, c’est le privé qui remplit ce rôle, comme la Fondation Zinsou, à Cotonou et Ouidah, ou la Fondation Donwahi, à Abidjan.

Les nouveaux collectionneurs ont un rôle essentiel à jouer. Ils ont entre 35 à 60 ans, pour beaucoup des hommes d’affaires et self-made-men et quelques femmes comme Ginette Donwahi, qui a ouvert sa fondation à Abidjan. « Je remarque que les acheteurs africains préfèrent acheter local, soutenant ainsi la scène artistique de leur région », note Touria El Glaoui. À 40 ans, elle est la fondatrice de la foire 1:54, dont la première édition a eu lieu en octobre 2013 à Londres, pendant la célèbre Frieze Art Fair, avec l’objectif de « changer tous les a priori que l’Europe ou les États-Unis ont sur l’Afrique ». Après le succès des deux premières éditions londoniennes, la fille du peintre Hassan El Glaoui est partie à l’assaut des États-Unis, en mai dernier, pendant la Frieze de New York, avec 15 galeries.

Parmi les structures qui ont pris part à l’aventure dès le début, on trouve la Galerie Cécile Fakhoury, à Abidjan, qui développe le marché local tout en s’inscrivant à l’international. Chez les « jeunes » galeries qui montent, on peut encore citer la Loft Art Gallery, ouverte en 2009 à Casablanca par Yasmine et Myriem Berrada, et que l’on a pu voir à Art Paris Art Fair cette année. Tandis que les plus importantes se trouvent en Afrique du Sud : Stevenson, Goodman et MOMO, portées par deux foires relativement dynamiques : la Joburg Art Fair et la Cape Town Art Fair.

Les festivals et biennales sont un bon moyen de repérer les artistes, à l’instar de la Biennale de Dakar, l’une des plus anciennes manifestations sur le continent, ou des Rencontres de la photographie de Bamako, qui existent depuis 1994. D’autres événements à vocation continentale et internationale ont émergé ces dix dernières années, comme le Lagos Photo Festival, la Biennale de Marrakech et des projets portés par les artistes eux-mêmes comme la Biennale de Lubumbashi (Sammy Baloji), Addis Foto Fes (Aïda Muluneh) et la dernière-née, la Yango Biennale à Kinshasa (Kiripi Katembo) dont la première édition a eu lieu fin 2014.

Des initiatives qui prennent place dans une dynamique plus large à l’œuvre en Afrique, avec l’ouverture d’endroits privés emblématiques. Des lieux d’exposition mais pas seulement : de réf lexion, avec organisation de workshops et de conférences, et d’aide à la création également (résidences, studios à disposition pour les artistes…). Parmi les pionniers : Doual’art de Marilyn Douala Bell et Didier Schaub au Cameroun, L’appartement 22 à Rabat (Abdellah Karroum), le CCA Lagos de Bisi Silva ou encore Raw Material Company de Koyo Kouoh à Dakar. À Luanda, Rita GT, Fran-cisco Vidal, António Ole et Nelo Teixeira ont formé en 2012 un collectif et ouvert un lieu, e-studio Luanda, convié cette année dans le cadre du pavi l lon angolais de la Biennale de Venise. Barthélémy Toguo a créé Bandjoun Station dans sa région natale de l’ouest du Cameroun pour inviter des artistes en résidence, stocker et exposer ses œuvres.

À Tétouan, l’artiste Younès Rahmoun et la commissaire Bérénice Saliou ont fondé une résidence d’artistes dynamique, Trankat, tandis qu’à Tunis, la Maison de l’image, créée par le photographe Wassim Ghozlani (29 ans) et l’architecte Olfa Feki (25 ans) a ouvert, sur fonds propres, en janvier dernier. C’est le premier lieu du genre dans le pays. Quant à Zina Saro-Wiwa (fille du célèbre écrivain nigérian), artiste vidéo et réalisatrice, elle a inauguré en mai 2014 le Boys’ Quarters Project Space, une galerie pop-up d’art contemporain à Port Harcourt, dans le delta du Niger…

Les artistes investissent l’ensemble des champs de la création : sculpture et peinture bien sûr, mais aussi, et de plus en plus, photographie, installations, vidéo et performances, comme le performeur nigérian Jelili Atiku qui est à l’origine de la première biennale consacrée à la performance sur le continent africain, AFiRIperFOMA. Dans les œuvres des plus jeunes, on trouve des allers/retours entre passé et présent (beaucoup travaillent sur les archives, comme le Nigérian Emeka Ogboh qui, avec « Interludes », explore cinquante ans d’indépendance nigériane en utilisant les enregistrements d’archives).

« Je vois le nombre de projets qui se montent sur le continent, pour pallier le manque de volonté étatique, avec ce mouvement qui dit : rendons à l’Afrique ce qu’elle nous a donné, réinvestissons dans nos régions, et dans l’art aussi, analyse Marie-Ann Yemsi. J’ai confiance en ces jeunes qui ont souvent fait leurs études à l’étranger, qui sont capables de critique envers leurs parents issus des élites et leur pays d’origine. Ils veulent agir localement. Cet activisme social, intellectuel, a sauté la deuxième génération post-indépendance et on le retrouve aujourd’hui sous d’autres formes. Il n’est pas sous-tendu par la même idéologie, mais par le pragmatisme : comment on construit. Comment on répare. Lorsque l’on regarde les œuvres issues d’Afrique, il est important de les contextualiser, mais de ne pas les essentialiser. En tant que commissaire, je m’intéresse à des langages et des formes qui apportent quelque chose de nouveau et qui peuvent parler au monde entier. »