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Interview

Nawel Ben Kraïem,
la poétesse chanteuse

Par Astrid Krivian - Publié en juin 2021
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Dans son premier recueil de poèmes, J’abrite un secret, la Tunisienne explore avec finesse et intensité ses questionnements existentiels, son regard sur le monde, entre lyrisme et révolte sociale. Elle le défendra sur scène au Festival d’Avignon, au théâtre Le Verbe fou, du 11 au 18 juillet.​​​​​​​

AM : Quelle est la genèse de votre recueil ?

VICTOR DELFIM
VICTOR DELFIM

Nawel Ben Kraïem : J’écris de la poésie depuis toujours. Les points de départ de mes morceaux sont souvent des textes libres et poétiques, que je retravaille avec les contraintes formelles de la chanson : confrontation à une mélodie, recherche d’un refrain, arrangements…Lors d’une période de repos vocal après une tournée, il y a deux ans, j’ai vécu un temps de silence, d’arrêt. J’ai été attentive à cette matière artistique dans mes carnets, sans vouloir la confronter à la dynamique collective de la musique, ses outils technologiques. J’ai conçu mon recueil comme un chemin de vie, un itinéraire, où trois temps se dégagent. D’abord, celui de l’enfance, de l’adolescence, avec des émotions liées à la sphère familiale. Puis se déploient la question du chemin, le voyage, les ressources que l’on trouve en route, l’écriture, le regard qui se déplace, la maternité. Enfin, la troisième partie est plus politique, à travers le passage du « je » au « nous », d’une colère intime à une colère consciente.

C’est important de concilier le « je » et le « nous » ?
Oui. Ma démarche artistique est mue par une forme de poésie sociale. Elle parle du rapport entre les humains, de leur solitude, des drames parfois, mais porte un regard lucide et grave sur le système profondément injuste qui les régit. Je le mesure peut-être du fait de mon vécu intime de femme, arabe, qui a grandi en Tunisie, puis en France. J’ai éprouvé ces injustices, ce passage d’un monde à l’autre, d’un système à l’autre. Je ressens une colère, une nécessité de dénoncer ce système qui peut abîmer, carencer, écraser. Mais j’ai énormément d’empathie, d’amour, de bienveillance pour les humains. Même pour ceux qui nous font parfois du mal : souvent malmenés par cet ordre déshumanisé, les hommes se malmènent entre eux.

Que vous apporte la poésie par rapport à la musique ?
Le silence. J’aime l’énergie collégiale dans la musique, mais ce travail d’écriture solitaire m’apporte beaucoup, me confronte à moi-même, m’apaise. Et dans sa forme même, la poésie est aussi silence : elle laisse la place à des hors-champ, des non-dits, à une pudeur qui me correspond. Elle donne la place à l’autre : celui qui écoute, lit, a l’espace pour projeter. C’était une phase d’élaboration riche de penser à comment les mots vont danser sur les pages du recueil, respirer aussi. Et puis, l’industrie musicale est très concurrentielle. La poésie est une niche constituée d’amateurs, telle une famille, d’âme à âme, où l’on ne m’attend pas avec des chiffres. Ça me touche et me plaît.

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J’abrite un secret, éditions Bruno Doucey, 104 pages, 14 €. DR

Quels auteurs constituent votre « poéthèque » ?
Enfant, Prévert m’a illuminée par sa sincérité, sa simplicité, sa profondeur. Adolescente, l’album L’École du micro d’argent de IAM racontait les injustices que je percevais ,faisait écho à ma conscience de classe, mon hybridité – issue d’une famille modeste du Sud, fréquentant des élèves aisés au lycée français… J’aimais leur talent à trouver les bonnes images, le bruit des mots que l’on a envie de retenir, de dire, tout en posant un regard profond sur le monde. Puis, j’ai été très touchée par les poétesses de l’intime, telle Sylvia Plath, et plus militantes, comme Audre Lorde, Adrienne Rich. Et j’ai eu un coup de cœur pour Souad Labbize.

Dans votre poème « J’ai perdu mes carnets », vous écrivez : « Le souffle raturé / Je suis seule près des mots. »Une image qui figure votre état lors de l’écriture ?
Oui. Souvent, mes créations prennent source dans une anxiété, une colère, une solitude, le besoin de retrouver mon souffle, une quête d’apaisement, de lumière. Cette mise à nu dans le geste poétique invite l’autre :nous avons tous des zones de vulnérabilité, auxquelles nous pouvons survivre.