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SINDIKA DOKOLO

« NOTRE MISÈRE CULTURELLE EST UNE TRAGÉDIE »

Par Loraine Adam - Publié en août 2015
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Le plus grand collectionneur africain du continent est une âme bien née et bien trempée. Initié par son père, c’est à 15 ans qu’il se décide à se lancer. Plus de 4 000 œuvres et une fondation plus tard, il a réuni un ensemble qu’il qualifie « d’art puissant », mêlant classique et contemporain. Visionnaire et utopiste, cet élégant métis congolo-norvégien de 43 ans, installé à Luanda depuis quinze ans, est aussi un homme d’affaires qui prospère dans les télécommunications, les mines, le pétrole ou le ciment. Personnalité « surexposée » comme il se définit lui-même, il est marié à Isabel dos Santos, la femme la plus riche d’Afrique et fille aînée du président angolais, José Eduardo dos Santos, au pouvoir depuis 1979. Ce natif de Kinshasa a grandi en Belgique et en France jusqu’en 1995. Son père, Augustin Dokolo Sanu, était un self-made-man millionnaire et engagé qui fonda la banque de Kinshasa. Sa mère, Hanne Taabbel Kruse, une ancienne infirmière, est actuellement consul général honoraire de Norvège en République démocratique du Congo (RD Congo). Après des études d’économie, de langues et de commerce, Sindika Dokolo a repris le f lambeau des affaires familiales. Devenu depuis un « collectionneur combattant », il est convaincu que seule la culture est capable de donner un nouvel élan au peuple africain. La contribution de ce continent à l’esthétique universelle et à l’histoire de l’art est son principal champ d’action politique.

AM : Quel esprit guide et anime votre collection ?
Sindika Dokolo : Longtemps, j’ai cru que j’avais deux collections, une contemporaine et l’autre classique, alors que je n’en ai qu’une, constituée d’« art puissant ». Je le qualifie ainsi car il mélange exorcisme, psychose et catharsis, tous ces éléments qui ont fasciné les grands maîtres du XXe siècle comme Picasso, Basquiat ou Barceló. Quelle que soit l’époque à laquelle ont été réalisées nos œuvres, elles ont une âme, elles prennent vie et c’est magique. C’est notre ADN culturel. La manière dont tout ceci intervient dans la société traditionnelle africaine est à redécouvrir. L’expression contemporaine, quant à elle, m’intéresse pour son contexte, lorsqu’elle s’affranchit et veut changer le monde. Par opposition, l’art « mou », esthétique, élitiste, relève du fait divers et ça ne m’intéresse pas.

Vous n’aviez pas de vocation particulière à devenir collectionneur. Comment avez-vous débuté ?
Mon aventure a été marquée par le destin lorsque j’ai racheté l’une des plus importantes collections d’œuvres africaines au monde. Elle appartenait à l’homme d’affaires allemand Hans Bogatzke. Je suis ainsi devenu immédiatement un opérateur culturel et même, une référence dans le domaine…
Cela m’a confronté à des questions d’ordre moral : comment l’Afrique peut-elle se développer si elle ignore son passé, sa culture et son art ? Aujourd’hui, il n’y a plus d’idéologie : voilà pourquoi la culture doit être au centre des préoccupations.Les institutions occidentales qui se passionnent pour les artistes de ma fondation peuvent les inviter et les sponsoriser, où qu’ils soient. Mais, par exigence de réciprocité, je leur demande, d’organiser la même exposition chez nous, dans un endroit de leur choix, ça peut être dans un musée à Johannesburg ou même sur un terrain de basket à Mogadiscio ! Tous les dépositaires d’œuvres fondamentales pour la spiritual ité et la construction du continent ont leur part de responsabilité. Ils doivent réaliser que notre misère culturelle est une tragédie qui nous empêche d’aller de l’avant.

D’où tenez-vous votre engagement artistique et politique ?
La découverte de l’Angola en 2000 a déf initivement forgé mon destin. C’est là que je suis devenu l’Africain que j’aspire à être demain. C’était au pire moment de la guerre. 90 % du pays était occupé par l’Unita (Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola), mais par la lutte et le combat, les Angolais sont sortis de leur désespoir. Ce sont des gens vrais et on oublie de dire que c’est un pays où il existe peu de passe-droits. Le MPLA (Mouvement populaire de libération de l’Angola), le parti de gauche progressiste, combat le racisme et le sexisme avec des principes forts et a réussi à survivre à la chute du mur de Berlin et donc à la fin de la guerre froide. Les Angolais ont confiance, ils n’ont pas peur. Je ne rencontre plus d’Africains comme ça. La plupart, élites ou autres, se considèrent comme « de gentils Noirs ». Mais ce sont des gens comme eux qui sont responsables de l’immobilisme qui affaiblit les États et, ça, ça n’est plus possible.

Vous collectionnez « par amour et par devoir ». Comment cela se traduit-il dans votre fondation angolaise et votre futur musée prévu à Luanda, ainsi qu’en RD Congo, avec la fondation Telema créée par votre père ?
La fin de la guerre en Angola reste pour moi une période unique. Elle rappelle celle traversée par les artistes sud-africains Kendell Geers et William Kentridge avec la nation arc-en-ciel. À la fin de l’apartheid, ils se sont projetés dans un futur commun. De cette soif de vie, de liberté, de légèreté mêlée d’énergie et de nostalgie, irradiait un art d’une puissance inégalée. Cette movida n’a jamais été un phénomène de mode car personne n’en a eu conscience, sauf moi. J’ai acquis beaucoup d’œuvres pendant cette période, notamment celles d’artistes comme Viteix, ou Fernando Alvim, qui sera l’un des pi l iers de la col lection du prochain musée de Luanda. Je m’intéresse aussi beaucoup au travail de jeunes artistes angolais comme Nástio Mosquito, un jeune performeur qui a fait ses débuts à la triennale que j’organise à Luanda et dont la prochaine édition se déroulera fin 2015. La RD Congo, en revanche, n’est pas encore prête pour les grands projets mais, pour moi, ces deux pays, c’est la même chose. Je vais d’ailleurs bientôt exposer la collection de peintures congolaises des années 1920 à 1960 du galeriste belge Pierre Loos dans ma fondation Telema à Kinshasa. À la Biennale de Venise, j’ai aussi acquis toutes les œuvres exposées par l’artiste congolais Sammy Baloji avec, à l’esprit, qu’il est de ma responsabilité de l’exposer au public congolais.

En juin dernier, votre fondation était l’invitée d’honneur de la 25e Brussels Non European Art Fair (Bruneaf). Qu’avez-vous retiré de cette expérience ?
Cette foire est présidée par le galeriste Didier Claes, un compatriote, l’un des trop rares Congolais arrivés à ce niveau de reconnaissance dans le marché de l’art classique africain. Il avait conçu une magnifique exposition collective dont le projet était vraiment exceptionnel. « Uzuri Wa Dunia – Beautés du monde » réunissait 130 pièces issues de 34 collections privées parmi lesquelles j’étais le seul Africain et non belge. J’ai cette même exigence de qualité concernant mon projet à Luanda. Nous réfléchissons beaucoup à la scénographie. C’est très important car malheureusement, notre approche reste encore très anthropologique : nos racines passent par des lieux d’exposition souvent néocoloniaux où un chef-d’œuvre absolu voisine avec une calebasse… Aujourd’hui, les musées sont morts et les objets inaccessibles, comme dans la musique classique. Je travaille à la création du futur conservatoire national d’Angola avec la Casa da Música de Porto, au Portugal. Ce projet repose sur un programme complet allant jusqu’à la formation de tout le personnel. Je refuse les projets médiocres, il faut faire un vrai travail de fond et c’est ce ui m’a enchanté à la Bruneaf.

Vous avez organisé le premier pavillon africain à la Biennale de Venise en 2007. Comment s’est soldée cette aventure ?
On nous avait invités et je trouvais l’idée très intéressante. Nous avons réalisé ce pavillon en trois mois à peine et nous étions certainement les seuls à pouvoir le faire en si peu de temps. Mais, il s’est passé quelque chose de très violent pour moi, juste après avoir rendu nos propositions. Les organisateurs nous ont appelés pour nous dire que le MoMA (Museum of Modern Art, New York) avait donné 100 000 dollars de subvention et que l’argent angolais leur posait un problème, que l’Angola était l’un des pays les plus corrompus au monde et que j’étais « politiquement exposé ». Je leur ai répondu « Mais pour qui vous prenez-vous ? Je vous ai demandé quelque chose ? Vous, vivant dans un milieu qui fonctionne avec l’argent le plus pourri de la planète, dans une machine à recycler de l’argent sale ? » Depuis ce jour, je n’accepte plus rien d’aucune institution. Je suis l’un des rares Africains à être financièrement indépendant et à avoir le pouvoir de réaliser des projets de A à Z. Je ne crois pas en la bonté : l’avenir de l’Afrique n’est pas dans la solidarité des bien-pensants. Héraclite disait que le combat est le père de toutes choses. On doit mener ces batailles avec des arguments efficaces, et dans ce monde capitaliste, il n’en existe qu’un seul : l’argent.

Quelle est votre perception du marché de l’art africain et des élites que vous y côtoyez ?
Quand nos élites entreront sur le marché, ce sera l’eldorado. Mais, quand on ignore tout de sa propre culture, on est dans une situation bien pire que celle des descendants d’esclaves nord-américains. On n’a rien, pas même la première pierre sur laquelle construire un mur. Il faut développer l’art et la culture dans nos pays, collectionner par goût et par devoir.

L’art africain, classique comme contemporain, est très en vogue en ce moment…
Pour vendre leurs œuvres, Christie’s et Sotheby’s jouent sur l’influence qu’a eue l’art classique africain sur l’art moderne occidental au début du XXe siècle. On le valorise à sa juste valeur, certes, mais pour de mauvaises raisons. Après les vogues chinoise, russe, indienne ou australienne, on est toujours à l’affût du prochain coup. Cet intérêt artificiel ces-sera d’être un feu de paille quand le marché de l’art africain sur le continent se réveillera.

Quel serait votre plus beau rêve de collectionneur ?
Je ne peux pas me permettre de faire le beau en Occident et d’avoir un agenda vide sur le continent, car c’est là que je puise ma force. Je suis tellement africain dans la relation fusionnelle et passionnelle que j’ai avec les œuvres que je ne supporte pas l’idée qu’elles ne soient pas partagées. Alors, je le dis clairement, si vous en possédez, vendez-les-moi ! Je n’achèterai pas n’importe quoi, bien sûr, mais la place de ces artefacts historiques est chez nous. J’achète dès lors que j’ai l’intime conviction que c’est de nature à marquer le public africain. J’aimerais que ma collection, une fois aboutie, soit la meilleure au monde. Que ce soit un choc, qu’elle soit partagée par le plus grand nombre et que ce soit celle qui enrichisse le plus d’âmes possible. Je me dois de réaliser la collection la plus instrumentale, afin de reconstruire l’élan africain. C’est un engagement politique. J’aimerais en faire un onguent magique, un point de départ vers une renaissance intellectuelle, philosophique et politique du continent. Vaste programme…