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SIMON NJAMI

« RENCONTRER DES TÊTES INCONNUES QUE L’ON TROUVE PERTINENTES, VOILÀ LE VRAI TRAVAIL »

Par Sabine.CESSOU - Publié en août 2015
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Né en 1962 à Lausanne de parents camerounais, cet adolescent brillant a mis un certain temps à découvrir sa « négritude ». Cet « Afropéen », qui refuse toute étiquette et toute formule, même celle « d’afropolitain » utilisée par son ami historien Achille Mbembe, parle français et anglais, mais aussi espagnol, italien et allemand – en plus d’un « bassa rouillé ». Jeune homme ne manquant pas de culot, il est allé à la source pour engager des conversations sur ce grand sujet, directement avec Léopold Sédar Senghor et James Baldwin avant leur mort. De ces échanges privilégiés, il a tiré deux biographies (James Baldwin ou le Devoir de violence, éd. Seghers, 1991, et C’était Senghor , Fayard, 2006). Cofondateur de la Revue noire en 1991, et à ce titre « découvreur de talents » sur le continent, il a aussi été le directeur des Rencontres africaines de la photographie de Bamako de 2001 à 2007 et commissaire en 2004 de la grande exposition « Africa Remix », qui a contribué à mettre l’Afrique sur la carte mondiale de l’art contemporain. Sa dernière exposition, « La Divine Comédie », voit 55 artistes africains donner leur interprétation du purgatoire, de l’enfer et du paradis. Elle a connu un grand succès au musée d’Art moderne de Francfort en 2014, et tourne cette année aux États-Unis (au National Museum of African Art à Washington d’avril à novembre), avant un long périple qui se terminera à Harare, au Zimbabwe.

AM : Peut-on parler de l’art contemporain « africain » ?
Simon Njami : Demande-t-on au peintre français de peindre sa francitude ? Au Japonais de représenter sa nipponitude ?
Avec les Africains, on recherche toujours des traces de leur africanité, alors qu’on n’a aucune idée de ce qu’est l’Afrique, pour commencer ! « Africa Remix » avait montré des Algériens, des Tunisiens, des Égyptiens – et certains s’en étaient étonnés. Il suffit pourtant de regarder une carte géographique ! J’ai aussi fait une exposition en Autriche et je me souviens de cette assistante qui est allée chercher Kendell Geers, un artiste sud-africain, s’étonnant qu’il soit blond aux yeux bleus. Quand on va chercher l’Afrique dans leur travail, on cherche quoi, à part des présupposés ?

La création actuelle en Afrique est-elle désormais sur la carte du monde ?
Les gens n’ont plus le droit d’être des imbéciles aujourd’hui. Quand Beaubourg a décidé de faire de la globalisation avec une grande exposition, ses responsables se sont aperçus qu’ils étaient un peu  short sur l’Afrique et ont essayé de se rattraper. Des choses étaient déjà acquises à l’époque d’« Africa Remix », avec Pascale Marthine Tayou et Samuel Fosso. La Documenta à Kassel et la Biennale de Venise ne peuvent plus prétendre être des moments « globaux » et ne pas avoir d’artistes africains.
Nous avons contribué à fabriquer quelques usual suspects, une vingtaine de créateurs contemporains devenus très cotés et qui montrent leur travail à travers le monde. Parmi eux, Yinka Shonibare, Santu Mofokeng, Steve McQueen [qui était artiste avant de devenir réalisateur, ndlr], Chris Ofili, Pascale Marthine Tayou, Samuel Fosso, etc. Il faut aussi renouveler cette base, et ce serait bien que mes camarades fassent leur job. À Venise, tous les deux ans, je retrouve 80 % de plasticiens que je connais déjà et je suis déçu. J’ai monté une exposition à Francfort autour du texte de Dante, La Divine Comédie. Sur les 55 artistes sollicités, on en trouve au moins la moitié dont personne n’avait entendu parler. Sinon, je m’ennuie. Faire des expositions avec toujours les mêmes, à quoi ça sert ? Rencontrer des têtes inconnues qu’on trouve pertinentes, voilà le vrai travail.

Vous êtes proche de Sindika Dokolo, homme d’affaires, métis dano-congolais, mari d’Isabel dos Santos et grand collectionneur d’art…
Sindika Dokolo a revendiqué une part de lui-même en montant sa collection africaine d’art contemporain. Il dit : « Moi aussi, j’ai du fric. » Il pose un acte politique. Ce sont des petits détails comme ça qui changent beaucoup la donne. Il n’y a qu’un seul Dokolo pour l’instant. Il a un projet d’ouverture de centre d’art contemporain à Luanda, mais on se demande pourquoi l’Afrique n’a pas de musée. Une banque nigériane finançait le programme africain de la Tate Gallery à Londres. Absurde ! Ce genre de pratique témoigne d’un complexe persistant. Pourquoi ne pas se servir de cet argent pour construire un musée à Lagos ? Je ne suis pas contre le fait que l’Afrique aide l’Europe, mais il faudrait d’abord qu’elle ait les structures dont elle a besoin. « Charité bien ordonnée commence par soi-même. »

Quel serait le projet idéal, votre rêve personnel ?
J’aimerais créer une espèce d’agence avec de l’argent africain, pour avoir de gros budgets et financer sans complexe de l’art du continent. Tous ces types qui se tapent sur le ventre parce qu’ils ont donné 2 000 euros, il faut les dépasser. Avec 100 000 euros, on finance tout un projet sans avoir besoin de demander une miette, sans donner à quiconque l’occasion de faire l’aumône ! Il faut des gestes. Chacun doit être responsable. J’ai vu un changement se produire en Angola : quand nous avons fait le pavillon africain de la Biennale de Venise avec Sindika Dokolo en 2007, des Angolais sont venus me dire qu’ils sont plus riches que lui, qu’ils veulent acheter des œuvres parce qu’ils trouvent ça trendy. Beaucoup de gens ont de l’argent en Afrique. Le jour où ils découvriront que l’art est trendy, leurs enfants vivront de manière plus décontractée et naturelle avec les œuvres produites sur le continent.

Le fait que l’Afrique ne prenne pas au sérieux sa propre création n’est donc pas une question d’argent ?
Non, le problème en Afrique n’est pas l’argent, mais une question d’attitude. L’imagination des gens est bloquée : un ouvrier veut une maison, mais pas être patron. Quant aux dirigeants, ils sont lobotomisés. Ce n’est pas qu’ils se trompent de stratégie… En fait, ils n’en ont pas ! Lorsqu’il y a eu un premier projet de pavillon africain à la Biennale de Venise en 2007, il était question d’avoir un centre permanent. Mais pour avoir un pavillon national, il faut que la demande provienne d’un État. À l’époque, on en a parlé au président de la Commission de l’Union africaine [Alpha Oumar Konaré, ndlr], qui a trouvé que c’était une très bonne idée – mais elle n’a jamais été suivie d’effet [Jean Ping lui a succédé en 2008, ndlr]. Ce n’est pas Venise qui va le faire pour les Africains – surtout si ces derniers s’en fichent ! Nous avons hérité d’une lobotomie objective. L’ébullition de l’art contemporain africain se fait en dehors de tout système étatique. J’ai croisé beaucoup de personnes, plutôt des filles, qui font des choses intéressantes. Silvi Basa, qui était stagiaire dans un bastringue à Londres puis conservatrice à la Tate Modern Gallery, a ouvert un centre d’art à Lagos. Ngoné Fall, architecte sénégalaise, monte des expositions à New York. Koyo Kouoh a monté un centre d’art à Dakar. Je suis ravi : elles montrent que tout est possible.

Y aurait-il comme une impossibilité à réaliser des choses en Afrique francophone ?
À chaque fois que j’entends un geignard, je lui dis : « Toi, tu as les moyens de pleurnicher. » Être assis sur son postérieur et dire que c’est la faute de la France, c’est une attitude très ouest-africaine. Au Cameroun, un pays qui a été allemand, anglais et français ou au Congo, qui a été belge, ces attitudes propres à toute l’Afrique francophone n’existent pas. Je n’en connais pas un qui ne fasse pas des chantiers pour payer ses factures et continuer à faire son art !

Que répondez-vous aux esprits chagrins qui reprochent à certains talents, par exemple au photographe sénégalais Omar Victor Diop, de ne faire que « copier » les autoportraits de Samuel Fosso ?
Ridicule ! L’autoportrait est vieux comme le monde et Fosso ne l’a pas inventé. On peut discuter de la qualité des photos d’Omar Victor Diop, mais qu’on vienne dire qu’il a copié ne présente aucun intérêt. Je suis très content quand des artistes africains fonctionnent. Je ne peux pas être là à dire : celui-là, oui, celui-là, non…

Vous le faites tout le temps, pourtant !
Pas sur la place publique. J’aurais des choses à dire au jeune Diop les yeux dans les yeux, mais pas via un journal. Si j’aime beaucoup le travail de quelqu’un, je le montre. Sinon, non. Je fais mes choix dans l’action. Je suis un Bassa : le linge sale se lave en famille, sauf quand des gens étalent le linge sale dehors. Là, ils me trouvent en face…

Vous faites un peu peur et vous avez beaucoup de détracteurs… y compris dans votre propre camp.
Le dernier musée où j’ai monté « La divine comédie » à Savannah a édité des Tee-shirts avec ce slogan : « You don’t mess around with Simon Njami » (« On ne rigole pas avec Simon Njami »)… En réalité, voilà le fond de ma pensée : s’il y a une révolution à mener, mieux vaut commencer par compter les soldats plutôt que de décimer les troupes, alors que l’ennemi ne vient pas avec des gants. Voilà pourquoi on ne m’entendra jamais dire du mal en public de certaines personnes… même si je n’en pense pas moins.

D’où vous vient votre force de caractère, qui vous permet de cultiver un abord arrogant et une grande impertinence ?
Ma mère n’attendait rien de moi. Mon père, tout. Quand je lui montrais mes notes et que j’avais 20/20, il me disait : « Peut mieux faire. » Je ne suis pas l’aîné, une de mes nombreuses chances. Ma mère était une femme forte, une psychiatre. Du coup, je n’ai pas besoin du divan. Je peux m’analyser tout seul… Et puis j’ai de très bons amis en France qui m’ont beaucoup appris – comme être franco de port, par exemple.

Êtes-vous en colère ?
De moins en moins. Je souris plutôt. L’énergie de la colère, je peux la mettre ailleurs. Je ne vais pas me gâcher une journée ni me polluer la tête avec des bêtises. La colère, c’est quand vous êtes incapable de penser, d’analyser. Je veux pouvoir penser toujours.

Êtes-vous courtisé aujourd’hui, parce que vous êtes en position de pouvoir ?
C’est la règle. Le pouvoir donne aussi des devoirs. Je suis protestant par mon éducation et la question de la responsabilité est pour moi centrale. Ensuite, il est possible que vous déclenchiez des fantasmes, et que des gens attendent de vous des choses impossibles. Mais le seul pouvoir qui rend ivre est celui qui n’a que lui-même pour objet. Monter des ateliers, des expositions, pousser des projets, c’est autre chose. Je ne vais jamais aux vernissages. Je n’ai pas de temps à perdre en mondanités. Je préfère voir mes gamins.

Quels sont vos projets ?
Un roman en septembre et une exposition dans quatre ou cinq ans, que je suis en train de touiller autour du thème Five Easy Pieces [Cinq pièces faciles, film des années 1970 de Bob Rafelson, ndlr]. Je voudrais inviter 100 artistes venus des cinq continents, 20 par continent…