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Une nouvelle Tunisie ?

Par zlimam Frida Dahmani - Publié en novembre 2019
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La révolution s’essouffle. Les promesses d’un ordre social meilleur se sont engluées dans la paralysie du « système » et des « élites ». Le peuple choisit donc de se faire entendre, dans une série de scrutins qui redessinent les contours du pays.
 
Il y a eu comme une accélération symbolique de l’histoire. Avec le décès, en juillet, du président Caïd Essebsi, perçu comme un héritier légitime du bourguibisme. Puis le décès, en exil, le 19 septembre, de l’ancien président Ben Ali, l’héritier « illégitime », en quelque sorte. Une page s’est tournée définitivement sur le passé au moment où le processus révolutionnaire engagé en 2011 semble jouer un nouvel acte. La Tunisie est plongée dans un processus électoral aussi incertain que stupéfiant. À l’heure où ces lignes sont écrites, fin septembre, personne ne peut vraiment spéculer sur le destin à court terme du pays. Au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle du 15 septembre, tout paraît possible. Recours divers, second tour de la présidentielle, invalidation, contentieux, un candidat élu en prison, chamboulement législatif, etc.
 
Depuis 2011, les promesses des uns et des autres n’ont pas apporté de changement à ceux qui ont porté la révolution. La corruption et l’informel prolifèrent, les fractures entre régions
se creusent et les indicateurs économiques augurent d’un avenir austère et difficile. Seuls effets formidables de ces années postrévolutionnaires, le pluralisme et la liberté d’expression se sont installés. Le peuple a donc choisi la manière la plus démocratique de se faire entendre, celle des urnes. Ce vote de la Tunisie d’en bas contre les nantis, cette débâcle des partis traditionnels face à des candidats dits « populistes » soulignent une évolution de fond. Un nouvel acte de la révolution paraît enclenché.
 
 
Le vote des citoyens s’apparente à un rejet de la classe politique.
 
Le sens d’une « insurrection électorale »
Le 15 septembre donc, les résultats du premier tour de la présidentielle ont fait l’effet d’un séisme politique. Le vote des Tunisiens va au-delà de la simple sanction du gouvernement sortant. Il s’apparente à un rejet de la classe politique dans sa globalité. Une sorte d’insurrection électorale qui pourrait être assimilée à une Kasbah III, dans la succession des mouvements protestataires Kasbah I et II, en 2011, qui ont conduit à la Constituante et à l’élimination définitive de « l’ancien régime ». Les périodes se ressemblent, avec cette stratification, cette accumulation de ressentiment, cette défiance majeure vis-àvis des gouvernants. Depuis plusieurs mois, les citoyens ne cachaient pas leur insatisfaction, notamment face à la baisse de leur pouvoir d’achat, aux différentes difficultés socio-économiques du pays, mais aussi à la déliquescence de secteurs fondamentaux de l’action publique, comme l’éducation, la santé, la sécurité. Le pouvoir, aussi bien le gouvernement que l’Assemblée, est resté sourd au malaise exprimé par l’opinion. Les partis traditionnels post-2011, y compris les néo-islamistes d’Ennahdha, n’ont pas vu venir une défaite pourtant annoncée par les différents sondages depuis mars 2019. À travers le vote, les Tunisiens ont simplement signifié qu’ils voulaient être entendus et ne se fiaient plus aux promesses électorales ; ils ont choisi deux candidats hors système, « populistes » : Kaïs Saïed et Nabil Karoui. Mais ce choix reste relatif, comme en attente. Le taux d’abstention reste élevé, plus de 50 %. Et à eux deux, les finalistes ne représentent que 35 % des votants.
 
La « faillite » de l’élite ?
Ce qui n’empêche pas que le procès public est en place. Les élites du pays auraient « failli ». Les intellectuels, les hauts fonctionnaires, les entrepreneurs, les hommes d’affaires, ces générations d’hommes et de femmes qui ont largement contribué à la création d’un État moderne ont été sourds aux douleurs du peuple. La fonction publique s’est inscrite dans ses certitudes d’un autre âge, la classe business s’est retranchée dans ses villas cossues du bord de mer, comme indifférente au sort de l’autre Tunisie. Et une grande partie du monde intellectuel est restée comme sidérée par l’impact de 2011, par la découverte d’un pays entièrement différent de son apparence officielle. Un pays où la pauvreté reste une réalité structurelle, un pays plus conservateur aussi, travaillé par les questions identitaires, le conformisme religieux. Un pays révolutionnaire d’où, pourtant, des milliers de jeunes sont partis au djihad, en Syrie ou ailleurs. Cette rupture entre « élite » et « peuple » recoupe la rupture entre la Tunisie côtière et relativement opulente et la Tunisie du centre-sud, abandonnée à elle-même. Elle recoupe un conflit de générations, entre ceux, plus âgés, qui sont aux commandes du pays et ceux, plus jeunes, diplômés, au chômage, qui restent en marge des profits et des responsabilités. Un conflit culturel entre une population multilingue, tournée vers l’extérieur, vers l’Occident, et une population arabisée soucieuse de réaffirmer une identité traditionnelle. C’est aussi le clivage entre l’économie de service, celle du tourisme et des start-up, et l’écosystème ravagé des industries, des mines de phosphate, d’un secteur public plombé, d’un appareil législatif antique. Si l’élite a failli, c’est surtout dans cette mauvaise lecture de la Tunisie réelle.
 

« Populisme » version Kaïs Saïed

NICOLAS FAUQUÉ/IMAGESDETUNISIE.Sans parti, l’outsider Kaïs Saïed est arrivé en tête du premier tour du scrutin présidentiel.

Arrivé en tête avec un score de 18,4 % au premier tour, le constitutionnaliste Kaïs Saïed était l’outsider de ce scrutin. Atypique, celui que l’on surnomme Robocop pour sa diction saccadée a fait campagne avec des moyens très limités (on se demande tout de même comment) et a surtout pu compter sur l’appui d’une armée de jeunes bénévoles, « idéologisés » et motivés. Un électorat composé d’étudiants et de diplômés chômeurs, dont l’âge moyen est de 26 ans. Des troupes qui ont façonné via les réseaux sociaux la campagne de ce juriste à l’allure ascétique, avec notamment 13 pages à 280 000 abonnés chacune. Le candidat a sillonné le pays depuis 2011. Du haut de son pupitre universitaire, il a participé à la formation de centaines d’étudiants juristes. Ses interventions à la télévision sont régulières. Le principal projet du candidat est d’opérer, via un référendum, une refonte du régime avec une hyper-décentralisation et la création de « comités locaux ». Une démocratie institutionnelle du « bas vers le haut », qui redonnerait la souveraineté au peuple. Ultra-conservateur pour ce qui est des questions sociétales, il s’oppose à l’égalité successorale entre hommes et femmes, à la dépénalisation de l’homosexualité et à l’ouverture des cafés durant le jeûne de ramadan. Il demeure flou sur la diplomatie et la sécurité nationale, qui sont les prérogatives du président, mais affirme un souverainisme pointilleux. Son discours, en arabe classique et pas toujours facile à suivre, plaît car il parle de sincérité et des oubliés du développement. Le mystère demeure. On dit qu’il est soutenu par les révolutionnaires radicaux (héritiers des fameuses ligues post- 2011) et/ou par les islamistes d’Ennahdha, et qu’il reconnaîtrait le rôle de la charia dans la législation… Son blitz électoral mérite le respect. Mais on ressent chez lui comme une volonté de disruption idéologique, comme une volonté de renouer avec le parcours révolutionnaire. Au moment où la Tunisie aurait probablement besoin de jeunesse, d’idées neuves, audacieuses.

« Populisme » version Nabil Karoui

Comment faire campagne lorsque l’on est en prison ? Comment défendre ses idées lorsque l’on ne peut pas débattre, donner d’interviews, ni s’exprimer ? Le cas de Nabil Karoui, en « détention préventive » pour blanchiment d’argent et évasion fiscale depuis le 23 août, est sans précédent dans les annales électorales. Pour une bonne partie de l’opinion publique, cet entrepreneur, publicitaire, créateur de Nessma TV, aura été mis au placard, jugé « trop dangereux pour l’establishment ». Avec un tel dispositif, son score de 15,6 % au premier tour est méritoire. L’homme est au coeur de la politique depuis la révolution. À ses proches, il n’a jamais caché ses ambitions politiques. Il fut longtemps le communicant très influent de Béji Caïd Essebsi. Et l’un des artisans du rapprochement entre le parti de « Si Béji » et le leader islamiste Rached Ghannouchi. Le consensus était né. La mort accidentelle, cruelle, de son fils Khalil en 2016 le projette dans l’action humanitaire, avec son association Khalil Tounes. 

Nabil Karoui, le 1er juin 2019, lors d’une action organisée par son association, Khalil Tounes, dans une banlieue populaire de la capitale. NICOLAS FAUQUÉ/IMAGESDETUNISIE.
Il sillonne la Tunisie déshéritée, entouré de camions, de médecins, de denrées. Et il s’éloigne dans le même processusdu président et de la coalition au pouvoir. Répercutée par Nessma TV, la caravane qu’il mène sur le terrain provoque une formidable adhésion populaire. Il se substitue aux services publics défaillants. Comme pour Kaïs Saïed, il y a chez lui quelque chose d’assez radical dans l’approche, dans la volonté de rompre avec les habitudes et l’organisation du « système ». Mais « NK » est un self-made-man qui croit en lui, un ambitieux qui se dope aux objectifs. Il croit en une Tunisie modernisée, émergente, efficace, à une rénovation qui permettrait aux classes défavorisées d’entrer dans le wagon du développement. Il y a aussi de l’équilibrisme dans cette approche. Il s’agit, à la fois, de parler à la Tunisie des déshérités et d’engager une transformation économique par le haut. On est dans la disruption économique, pragmatique, loin finalement de tout discours postrévolutionnaire ou idéologique. Cloué au pilori par les partis et une certaine bourgeoisie, qui le jugent avant même que les magistrats ne se soient prononcés, « NK » avance dans l’adversité. Faute de visibilité, il perd du terrain. Mais son épouse, Salwa, le représente, transmet ses messages, fait campagne, suscitant une certaine admiration dans l’opinion. Son parti, Kalb Tounes (« Au coeur de la Tunisie »), est totalement mobilisé en vue des élections législatives de début octobre. Et dans les sondages, la formation est souvent en tête.

La Tunisie ingouvernable ?
Le second tour de l’élection présidentielle se déroulera le 13 octobre, mais le scrutin législatif aura lieu le 6 octobre, avec la désignation sur un tour par scrutin de liste des représentants à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Et c’est là que se jouera le rapport de force, la définition des équilibres politiques qui vont gouverner la Tunisie pour les cinq ans à venir. Pour les partis, la bataille est essentielle. Le régime quasi parlementaire adopté par la Constitution de 2014 a conduit la Tunisie à l’immobilisme – faute d’une majorité claire dans l’hémicycle – et aux jeux d’appareil permanents. Une formule qui montre ses limites mais favorise le parti d’Ennahdha, au centre de toutes les combinaisons. Faute de front commun, les législatives à venir, prises en étau entre les deux tours de la présidentielle anticipée, devraient conduire à une configuration morcelée de l’ARP. Sans majorité franche. En cause, l’abstention qui se profile, une offre pléthorique pour 33 circonscriptions (1 572 listes et 15 737 candidats), avec un éparpillement des voix prévisible et des programmes pas toujours visibles. Et le souffle du « dégagisme » issu du premier tour de l’élection présidentielle. Autre paramètre justement, l’influence de ce premier tour, qui met en avant des micro-partis, jusque-là peu actifs, et des indépendants, pour la plupart inconnus, qui soutiennent le candidat Kaïs Saïed. À ceux-là s’ajoutent les nouveaux mouvements, tels 3ich Tounsi, animé par Olfa Terras Rambourg, et Kalb Tounes, le parti de Nabil Karoui. Ils bouleversent une donne déjà complexe, dans laquelle les formations politiques post-2011 jouent aussi leur survie et leur influence. Effet prévisible: une majorité « introuvable », qui devra pourtant adouber le chef de gouvernement et le gouvernement… Certains experts rappellent déjà que le parlement peut être dissous si, dans les quatre mois, il n’accorde pas sa confiance à un exécutif. Ces jeux d’équilibrisme parlementaire semblent assez surréalistes, au moment où la Tunisie a surtout besoin de s’engager dans une voie de réformes claire.
 
Le malaise d’Ennahdha
En 2011, à sa réapparition publique sur la scène politique, le mouvement islamiste Ennahdha s’impose comme un mastodonte monolithique que rien ne paraît pouvoir ébranler, ni contourner. Mais à l’épreuve du pouvoir, dans cette coalition de consensus, les fissures sont apparues. Le parti a perdu, au fil des scrutins, en huit ans, 1,1 million d’électeurs et son candidat, l’avocat Abdelfattah Mourou, vice-président sortant de l’ARP, n’est pas au second tour de l’élection présidentielle. Pour Ennahdha, les élections législatives du 6 octobre apparaissent déjà comme un test majeur. Selon de nombreux observateurs politiques, le « consensus » se fait au détriment de l’évolution du pays, et il faudrait clarifier les rôles, avec une majorité « séculière » et une opposition « néo-islamiste ». Un résultat médiocre du parti de Rached Ghannouchi au scrutin du 6 octobre ne ferait qu’accélérer le moment du bilan. La mainmise du président sur les structures du parti, sa volonté d’impulser les orientations qu’il souhaite, au détriment des décisions collectives, ont fini par créer un malaise et réveiller de vieilles dissensions. Deux mouvances finalement s’opposent : les « exilés »,menés par Rached Ghannouchi – qui cumule trente ans à la tête du parti –, et le groupe de « l’intérieur », soudé, qui est resté en Tunisie et a subi les répressions successives. Ces derniers, sans être de la génération des fondateurs, veulent représenter la relève idéologique du parti, sortir de l’islamisme politique pour se présenter comme des « musulmans démocrates ». Lesdivisions s’expriment ouvertement, et certains n’hésitent plus à remettre en cause le leadership du chef. Le parti devrait solder ses comptes internes lors de son prochain congrès, à l’automne 
ONS. Rached Ghannouchi cumule trente ans à la tête d’Ennahdha.
2020.
 
Quel renouveau pour les bourguibiens-modernistes ?
En cette fin d’année 2019, le camp « moderniste » apparaît comme un champ de ruines et d’espoirs déçus. Avec le décès de Béji Caïd Essebsi disparaissait l’un des derniers acteurs majeurs du bourguibisme, mouvement fondateur de la Tunisie moderne. Un départ, on l’a dit, vécu comme un moment symbolique, comme une page qui se tourne. Les partis se réclamant de l’héritage, eux, sont en crise, divisés, sans leader incontesté. La mouvance a proposé plusieurs candidats au premier tour de l’élection présidentielle, s’auto-éliminant dans un combat fratricide entre le chef du gouvernement, Youssef Chahed, et son ministre de la Défense, Abdelkrim Zbidi. Les années de pouvoir, à partir de 2014, auront laissé l’opinion désabusée. Élu sur une base anti-islamiste, Caïd Essebsi a finalement choisi une alliance avec Ennahdha pour « sauver le pays du chaos ». Son parti, Nidaa Tounes, a été fracturé par de multiples querelles intestines. La situation économique s’est dégradée, les divisons du pays se sont accentuées. Au bilan, aussi, peu ou pas de grandes réformes sociétales. Les propositions de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe), dont la fameuse égalité femmes-hommes dans l’héritage, sont restées des voeux pieux. Le sécularisme bourguibien s’est affaibli, laissant émerger un conservatisme ultra, fortement teinté de connotation religieuse. La charia reste une référence pour de nombreux jeunes. Tout comme la possibilité d’une révolution à la fois plus à gauche sur le plan social et plus « réac » sur le plan sociétal. Le modèle libéral occidental n’attire pas un pays désorienté par la crise économique et l’affaiblissement de l’État, et en recherche de repères. Comme souvent, tout dépend aussi d’un chef, d’une personnalité, en prise avec l’opinion, et surtout décidé à assumer, à incarner un véritable projet de société inclusif. Et moderniste.
 
joueront leur survie et leur influence.
 
La crise économique et sociale, toujours
Le tourisme ne va pas si mal (avec un prévisionnel de 9 millions de visiteurs et de 1,25 milliard d’euros de recettes sur 2019). L’agriculture non plus, selon les années. Mais pourtant, la Tunisie roule sur les jantes, sans véritable plan à moyen terme, à part celui de trouver les financements pour reremplir en permanence les caisses de l’État. Résultat, une dette publique à hauteur de 72 % du PIB en 2018. Et une augmentation de 110 % de l’impôt en huit ans. Une situation d’immense fragilité pour un pays « seul au monde ». Personne ne sera là pour payer une partie de la facture… La révolution avait porté des revendications de développement, qui n’ont pas été concrétisées, et le pays s’est enlisé dans une crise économique sévère. Malgré des indicateurs en léger mieux, dont une inflation à 6,5 % en 2019, contre 7,1 % en 2018, la croissance reste molle, les investisseurs, notamment tunisiens, sont timorés, tandis que l’augmentation du coût de la vie et la dépréciation du dinar affectent les consommateurs, surtout les plus fragiles. Sous observation du Front monétaire international (FMI), qui lui a servi en juin 245 millions de dollars – cinquième tranche d’un prêt d’un montant global de 2,9 milliards de dollars –, la Tunisie devrait sortir à l’automne du classement des pays « sous surveillance » par le Groupe d’action financière (Gafi), organisme intergouvernemental qui lutte contre le blanchiment des capitaux. Mais les problèmes structurels restent inchangés faute de mise en place des réformes, notamment pour réduire le déficit public en agissant sur la masse salariale, la gouvernance des entreprises publiques, la collecte des impôts et la réduction des subventions à l’énergie. Et la situation sociale est explosive. En 2019, la Tunisie a compté au moins quatre mouvements sociaux. Sans parler des mouvements de colère hors contrôle, comme les blocages de routes (comme on l’a vu récemment à la suite d’inondations et de coupures de l’approvisionnement en eau).
 
Une constitution impraticable ?
Après cinq ans d’application, « la plus belle constitution du monde », comme disait en 2014 le président de l’Assemblée constituante, Mustapha Ben Jaafar, montre ses failles et ses limites. La loi fondamentale, dont la rédaction a pris trois ans, s’avère, à l’usage, conduire à des impasses… constitutionnelles. L’exemple le plus marquant est celui des amendements au code électoral (la fameuse loi d’exclusion), que le défunt Béji Caïd Essebsi n’a pas signé, éventualité que le texte fondamental n’avait pas envisagée. Tout comme il ne prévoit pas qu’un candidat soit incarcéré, comme c’est le cas de Nabil Karoui pour la présidentielle. Ni même ce qui se passerait si ce candidat était élu. Et puis, à force de vouloir diluer les centres de pouvoir entre le président, le chef du gouvernement et l’ARP, on voit les conflits se multiplier… De toute façon, le pays fonctionne sans cour constitutionnelle. Durant tout le mandat, les partis et les députés n’ont pas réussi à s’accorder sur ses membres. Un vide symbolique en haut de la pyramide juridique du pays. Il en va de même de la plupart des instances constitutionnelles provisoires, legs de la transition, qui n’ont pas été pérennisées, telle la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica), régulateur de l’audiovisuel. D’autres ont été créées mais sont restées des coquilles vides faute de membres élus, telle l’Instance du développement durable et des droits des générations futures (IDDDGF). Autre frein, l’inadéquation des lois avec les fondements constitutionnels, notamment sur le chapitre des libertés et égalités. Ainsi que l’absence de promulgation des décrets d’application, qui empêche les décisions d’être effectives. C’est le cas du code des collectivités locales adopté en avril 2018, dont l’absence de publication bloque la gestion municipale, alors que la décentralisation est l’un des axes de la constitution.
 
Révolution et démocratie.
Il ne suffisait pas d’une révolution et du départ de Ben Ali pour que la démocratie s’installe. Il ne suffit pas de voter, surtout si l’abstention est élevée, pour que le système fonctionne. La démocratie, « le moins mauvais des systèmes », comme disait Winston Churchill, est un processus. Un processus long, où les acteurs doivent s’entendre sur une règle du jeu institutionnelle. Un processus qui favorise la liberté, l’État de droit, une justice impartiale. Mais aussi le développement économique, la justice sociale, en particulier dans les pays émergents. Dans les pays en développement, le politique et l’économique doivent fonctionner main dans la main. Le chemin sera long, très long. Et les retours de bâton toujours possibles. La Tunisie fait encore exception dans le monde arabe. Le processus est vivant. Mais les désillusions peuvent tout remettre en cause. Huit ans après la révolution, les Tunisiens et les Tunisiennes ont besoin de sortir du labyrinthe et de l’inertie. Le pays ne pourra pas se permettre cinq ans de plus de semi-paralysie politique, économique et sociale.